Le Monde 28/04/2020
C’est une déconvenue inattendue pour le projet français d’application de suivi des contacts, StopCovid. Dimanche 26 avril, le gouvernement allemand a annoncé qu’il réorientait son projet d’application, jusque-là proche du modèle français « centralisé », pour adopter une approche « décentralisée ».
Depuis plusieurs semaines, les débats font rage sur la meilleure manière de concevoir ces outils. Sous certaines conditions, ils peuvent être une aide utile pour détecter et isoler des cas de Covid-19 « asymptomatiques », en retraçant la liste des personnes ayant été en contact avec une personne malade. Dans la quasi-totalité des pays démocratiques qui s’intéressent à ces applications, les projets misent sur l’utilisation du Bluetooth des smartphones pour détecter, et enregistrer, les contacts de plus de quinze minutes entre deux personnes.
Mais un autre point est loin de faire la même unanimité : le stockage des informations. La France, comme le Royaume-Uni et jusqu’à peu l’Allemagne, mise sur une approche « centralisée » : les données, non nominatives, seraient stockées sur des serveurs centraux et contrôlés par les autorités sanitaires. Une autre approche prévoit, en revanche, que les informations-clés, nécessaires au fonctionnement du service, soient stockées directement sur les smartphones des utilisateurs et circulent entre eux lorsque c’est nécessaire.
Ce modèle « décentralisé » est soutenu notamment par Apple et Google. Les deux géants, dont les logiciels sont utilisés sur la quasi-totalité des téléphones dans le monde, ont annoncé le 10 avril une interface logicielle commune, que les gouvernements sont incités à utiliser pour bâtir leurs applications. Mais plusieurs Etats, à commencer par la France qui évoque une question de « souveraineté nationale », estiment que les deux entreprises ne doivent pas contraindre les pays à utiliser leur outil commun.
Restrictions sur l’accès au Bluetooth
Or, pour l’instant, les applications « centralisées » fonctionnent mal. « Les modalités de fonctionnement des iPhone ne nous permettent pas de faire tourner correctement l’application sur ces téléphones, a regretté Cedric O, le secrétaire d’Etat chargé du numérique, dans un entretien au Journal du dimanche du 26 avril. C’est pourquoi nous sommes en discussion avec Apple, tout comme les autres pays européens et la Commission européenne. Nous avons besoin que l’entreprise puisse répondre à la demande des Etats, même si les iPhone ne représentent que 20 % du parc français. »
Principale critique : les conditions de développement des applications pour iOS, le logiciel central des iPhone. De manière générale, les développeurs d’applications se voient imposer un certain nombre de restrictions par Apple sur l’utilisation du Bluetooth pour protéger la vie privée des utilisateurs, et la durée de vie de la batterie. iOS limite ainsi fortement l’accès au Bluetooth des applications qui fonctionnent en « arrière-plan », c’est-à-dire qui ne sont pas directement utilisées par le propriétaire du téléphone, mais qui restent ouvertes.
L’application TraceTogether, utilisée à Singapour, qui fonctionne sur un modèle centralisé et a été développée avant l’interface commune de Google et d’Apple, connaît pour cette raison d’importantes difficultés sur iOS : l’utilisateur doit la laisser ouverte en permanence et ne pas basculer sur une autre application. Ce qui limite grandement les autres utilisations du smartphone, et ne favorise pas une adoption et une utilisation intensives de TraceTogether – pourtant cruciales pour qu’elle soit efficace.
Des problèmes similaires concernent également les versions les plus récentes d’Android de Google. TraceTogether est très mal notée sur le magasin en ligne de Google, semblant indiquer des problèmes techniques importants.
Le Parlement européen méfiant
Après la volte-face de l’Allemagne, la France semble de plus en plus isolée pour demander à Apple des modifications techniques. L’Australie, qui vient de lancer sa propre application « centralisée », appelée CovidSafe, devrait passer par la suite à un modèle « décentralisé » et recourir à l’interface de Google et d’Apple, selon les informations du Guardian.
Les raisons qui ont poussé l’Allemagne à passer à l’approche « décentralisée » ne sont pas entièrement claires : le porte-parole du gouvernement, Steffen Seibert, a expliqué lundi 27 avril que la décentralisation permettrait de davantage « créer la confiance », et faciliterait une large adoption de l’application par les citoyens. Mais selon une source gouvernementale anonyme citée par l’agence de presse Reuters, le refus d’Apple de changer de position sur le fonctionnement de l’utilisation Bluetooth aurait précipité ce revirement. Reste qu’outre-Rhin les critiques contre l’approche « centralisée », et ses risques potentiels pour la vie privée, avaient été très fortes ces dernières semaines. Les deux approches ont des avantages et des inconvénients en termes de protection de la vie privée, qui font l’objet de vifs débats depuis plusieurs semaines.
Au niveau européen, la position française reste également fragile. Il ne reste guère que le Royaume-Uni qui a confirmé, lundi, ne pas retenir la solution technique « décentralisée » d’Apple et de Google : le choix s’est porté sur l’application développée par Palantir en collaboration avec le National Health Service, le service de santé publique britannique. En Italie, où le projet d’application Immuni utiliserait aussi la géolocalisation des utilisateurs, le choix entre un système centralisé ou décentralisé n’a pas encore été fait. Et l’Espagne, initialement partisane de l’approche centralisée, pencherait désormais pour le protocole décentralisé, selon les informations de Reuters.
Malgré le soutien du commissaire européen Thierry Breton, qui s’est entretenu sur le sujet avec le PDG d’Apple, Tim Cook, le Parlement européen semble également méfiant vis-à-vis de l’approche « centralisée ». « Les données [issues de ces applications] ne doivent pas être stockées dans des bases de données centralisées, toujours à risques, et qui pourraient compromettre l’adoption à grande échelle de ces applications », estimait une résolution adoptée le 17 avril. A Bruxelles toujours, mais du côté du gouvernement national, la question ne se pose même plus. La Belgique a abandonné le 23 avril son projet d’application, jugeant que le contact tracing (« traçage des contacs ») réalisé de manière classique, « à la main », serait plus efficace.
Damien Leloup